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Trois questions à Emmanuel Ruben, lauréat du prix Amerigo-Vespucci

C’est avec son livre Sur la route du Danube (Editions Rivages) qu’Emmanuel Ruben, «géographe défroqué» comme il aime à se présenter lui-même, a remporté le prix Amerigo-Vespucci. Il nous y raconte sa traversée de l’Europe à bicyclette -il est fou de vélo !- le long du fleuve durant l’été 2016, au fil de ses 4 000 km d’est en ouest, d’Odessa à Strasbourg.
Emmanuel Ruben est l'auteur de plusieurs livres - romans, récits, essais. Il dirige actuellement la Maison Julien-Gracq et vit sur les bords de Loire.

Vous êtes venu au FIG comme géographe ; vous y revenez en qualité de lauréat du prix Amerigo-Vespucci. Que ressentez-vous ?
Je suis très ému et très honoré de recevoir ce prix qui prend pour moi une signification toute particulière. En effet, si j'ai une formation initiale de géographe, si je suis agrégé de géographie, je n'ai en revanche jamais eu la force de terminer et de soutenir ma thèse de géographie, commencée en 2007 et qui s'intitulait "Une géopolitique de la mémoire, la restructuration des symboliques urbaines à Riga et à Kiev" : il s'agissait d'étudier comment on invente (dans le cas de Kiev) ou réinvente (dans le cas de Riga) une capitale politique, après la chute de l'URSS. Il faut dire qu'à l'époque, je travaillais sur plusieurs projets de romans, et le premier, Halte à Yalta, a été publié en 2010. J'ai enseigné pendant plusieurs années l'histoire et la géographie, au lycée, et j'aimais beaucoup raconter à mes élèves l'histoire de Martin Waldseemüller, ce moine-cartographe lorrain qui a inventé, en 1507, l'Amérique, en inscrivant sur un planisphère le prénom d'Amerigo Vespucci.
Vespucci a donné son nom à un continent découvert par Christophe Colomb et peut-être même par des explorateurs précédents ; mais c'est à Waldseemüller que revient le mérite d'avoir "inventé", comme on disait à l'époque, l'Amérique. Nous les Européens, nous qui avons conquis, quadrillé, saccagé le monde entier et mis en branle la mondialisation, nous n'avons pas fini d'inventer notre propre continent, cette Europe qui se cherche encore, et c'est la raison pour laquelle j'ai décidé, à l'été 2016, de la traverser, cette Europe, pour la réécrire, à rebrousse-poil et à contre-courant.
Qu'ils soient des romans géopolitiques ou des récits d'arpentage, tous mes livres sont très géographiques, plus particulièrement le dernier, Sur la route du Danube (Rivages, 2019), qui raconte cette traversée de l'Europe à vélo, d'Odessa à Strasbourg, en remontant le cours du grand fleuve européen. La géographie et la littérature vont pour moi de pair, ce sont mes deux grandes passions, avec le vélo et le dessin, évidemment ; c'est en cartographiant la Zyntarie, un pays imaginaire situé d'abord en Forêt-Noire (aux sources du Danube) puis déporté dans la mer Baltique que j'ai appris mes premières leçons de géographie et raconté mes premiers récits ; l'écrivain et le géographe que je suis sont nés le même jour, celui de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989.

Que vous inspire le thème de cette année ?
L'Humanité est une grande crise migratoire, et plus particulièrement l'humanité européenne. L'histoire de l'Europe va d'est en ouest et non pas d'ouest en est, comme le croient parfois nos fonctionnaires européens. Car, à l'instar de cette déesse Europè qui donne son nom à notre continent, nous sommes tous venus de l'est et nous avons vécu nous-mêmes, Européens, de grandes migrations, récentes, vers l'Amérique, que nous avons tendance à oublier. La soi-disant "crise migratoire"actuelle n'est qu'une crise de l'accueil, une crise de la civilisation européenne, une crise de l'idée européenne. Lorsque j'ai traversé l'Europe à l'été 2016, je croyais croiser ceux que nous appelons très improprement des "migrants" mais en réalité l'afflux s'était déjà tari : la plupart d'entre eux étaient passés à l'automne 2015 ; c'est dans deux livres précédents que je relate cet événement : Terminus Schengen et Le Cœur de l'Europe ; en revanche, dans Sur la route du Danube, les rares "migrants" que vous croiserez apparaissent, de façon fugitive, au détour d'un Lidl autrichien ou d'un square hongrois : celles et ceux qui ont franchi nos frontières en 2015 ne représentent que 0,25% de la population européenne. Si vous voulez voir des sociétés transformées par l'afflux de réfugiés, ce n'est pas en Europe qu'il faut aller, mais au Moyen-Orient où nos hommes politiques ont l'indécence d'aller donner des leçons d'asile.

Si vous envisagiez un prochain voyage, quelle en serait la destination ?
L'Algérie, le pays de mes ancêtres maternels. Je dois partir en janvier 2020, pour y faire des recherches en vue d'un futur livre. Ce sera aussi l'occasion d'explorer la frontière sud de l'Europe : tous mes livres visent à cartographier les frontières externes de l'Europe.

 

La remise des prix Amerigo-Vespucci, Jeunesse et BD géographique aura lieu samedi à 11 h au Chapiteau Détente, parc Jean-Mansuy.
Didier Cornille est le lauréat du prix Amerigo-Vespucci Jeunesse avec «La ville, quoi de neuf ?» aux Editions Helium
Pierre-Henry Gomont, lauréat du prix Amerigo-Vespucci BD pour «Malaterre» aux Editions Dargaud

Par ailleurs, retrouvez Emmanuel Ruben samedi à 9 h 30 au Grand Salon de l’Hôtel de Ville à l’occasion d’un grand débat «Nature des frontières ? Sont-elles refuge, ouvertes ou fermées?» animé par Eric Fottorino, écrivain et directeur du journal Le Un, en compagnie de Michel Foucher, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée et Olivier Weber, écrivain.