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Marion Tillous, directrice scientifique 2021



Marion Tillous est enseignante-chercheuse en géographie et études de genre. Elle est en poste à l'Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis (Laboratoire d'Études de Genre et de Sexualité – UMR 8238). Elle s'intéresse aux effets des inégalités de genre en matière de mobilité, et en particulier le rôle que jouent les violences sexuelles dans la limitation des mobilités des femmes (cisgenres comme transgenres). Après avoir mené une recherche sur les controverses qui entourent l’introduction de voitures de métro réservées aux femmes comme réponse au harcèlement sexuel, elle travaille aujourd’hui sur les conséquences des violences conjugales sur la mobilité des femmes et sur le rôle des outils de géolocalisation dans le contrôle spatial au sein du couple.

 


 

Un festival de géographie incarnée

L’épidémie de Covid-19 nous a brutalement rappelé que nous avions un corps, et, du fait des mesures de confinement successivement mises en œuvre pour contrer son expansion, que l’immobilisation de ce corps pouvait soudainement et radicalement transformer notre perception du monde. Forte de cette expérience, la 32e édition du FIG se veut l’occasion de mettre sur le devant de la scène une géographie ancrée et incarnée, capable de rendre compte de l’importance du corps dans la perception et l’organisation des espaces à toutes les échelles.

 

Une diversité de regards sur le monde

C’est presque une évidence de dire que des personnes ayant des corps différents perçoivent le monde de manières différentes. Pourtant si l’on prend au sérieux ce constat, il devient absurde d’imaginer une seule manière, « objective », de décrire l’espace, et nécessaire d’envisager des approches plurielles et phénoménologiques en géographie. A travers le cas de la géographie Sourde, nous verrons par exemple comment les personnes sourd·es habitent un monde inconnu aux entendant·es qu’il serait très réducteur de comprendre en termes de limites et de handicaps. Aller à la découverte de ces mondes, se mettre à la place de (l’enfant, la personne âgée malvoyante, le jeune homme en béquilles, etc.), envisager que le regard que l’on porte soi-même sur l’espace et la manière dont on habite un territoire ne sont pas les uniques manières de faire : ce sont autant de démarches essentielles pour que la diversité et l’inclusion ne soient pas des vains mots, que nous espérons favoriser à travers cette 32e édition du FIG.

Des outils pour une justice spatiale

La question du corps en géographie ne porte pas seulement sur la manière dont le corps perçoit mais également sur celle dont il est perçu. Le festival abordera ainsi la dimension spatiale des rapports de domination fondés sur des attributs corporels : à commencer par les dominations sexistes et racistes. L’enjeu est de produire les connaissances utiles pour aller vers une justice spatiale et environnementale. Nous verrons ainsi qu’une société d’apartheid divise une population selon des prétendues « races », de l’échelle des toilettes à celle d’une ville voire d’une région entière. Mais que cela est aussi vrai dans une société traversée par le racisme, comme le montre la relégation des populations Roms aux marges
des zones urbaines, dans les environnements les plus dégradés, par exemple. Quant aux centres-villes, comment ne pas remarquer qu’ils se vident, la nuit, de leurs usagères féminines pour devenir presque exclusivement masculins ?

Un continent nouveau : la nuit et les sexualités

Cette 32e édition du FIG, justement, proposera pour la première fois une programmation nocturne de conférences, tables-rondes, projections et lectures qui sera centrée cette année sur la géographie des sexualités. Il y a un enjeu fort à traiter d’un sujet apparemment subalterne : faire une géographie des sexualités, c’est comprendre par exemple comment le fait d’appartenir à une minorité sexuelle peut contraindre à la relégation spatiale ou à la migration, comment le regroupement communautaire issu de ces mouvements spatiaux a fait émerger des quartiers gays dans les métropoles mondiales, comment les sexualités tarifées donnent elles aussi lieu à des concentrations spatiales voire à des aménagements spécifiques, ou encore comment l’espace public peut devenir le lieu de revendications (mais aussi de pratiques) sexuelles. Parler de la géographie des sexualités, c’est aussi parler de la manière dont une discipline scientifique s’ouvre à des enjeux nouveaux et comment les échanges intellectuels internationaux permettent ces renouvellements épistémiques.

Transmettre la géographie à de purs esprits ?

Au cours de cette édition du FIG, une importance particulière sera donnée aux questions pédagogiques. D’abord pour que soient partagés des outils de transmission des savoirs mobilisant le corps, tels que les débats-mouvants empruntés à l’éducation populaire, la prise en compte des sens autres que la vue dans le rapport au paysage, la prise en compte des émotions aussi dans le rapport au terrain, ou le recours au théâtre-déclencheur et aux jeux de rôle : imaginer une discussion entre aménageurs, habitant·es et associations de défense de l’environnement autour d’un grand projet ; s’imposer un handicap pour comprendre par l’expérience les contraintes de l’espace public urbain. Le temps du festival sera aussi l’occasion de se demander comment le corps de l’enseignant·e et celui des élèves ou étudiant·es entrent en jeu dans l’apprentissage de la géographie, et comment les mobiliser pour transmettre et co-construire les savoirs spécifiques à cette discipline. Le retour d’expérience d’enseignant·es sur les différentes périodes en confinement permettra d’éclairer cette question d’un jour nouveau.

Territoire invité : Europe(s)

À quelques semaines de la présidence française de l’Union européenne et quelques mois après le Brexit, le FIG invite l’Europe... ou plutôt les Europes ! Pour comprendre ce pluriel, faites l’exercice sur une carte : comment délimitez-vous le continent : en vous limitant en pays de l’Union européenne ? en incluant tout ou partie de la Russie ou de la Turquie ? insérez-vous la mer Méditerranée ? l’Islande ? certains territoires du nord de l’Afrique ? Ces questions, les géographes se les posent depuis de nombreuses décennies. Leurs réponses ne sont pas définitives, car l’Europe se délimite de façons différentes selon ce que l’on attend d’elle et du projet que l’on définit pour elle. En 2021, la situation est d’autant moins figée que la Grande-Bretagne a quitté l’UE. Le Brexit change le projet politique et territorial de l’Europe. Il amène, parmi d’autres facteurs, à s’interroger de nouveau sur les moteurs économiques, politiques, démographiques ou sociaux de la construction européenne, ainsi que sur l’avenir de ce territoire. Le FIG brossera donc un état du continent, et esquissera des perspectives d’avenir. Il sera donc question de géopolitique et de relations internationales. On se demandera comment se recomposent les liens entre l’UE et la Grande-Bretagne, quelles coopérations sont possibles avec le voisin russe, et ce qu’il en est de la « politique africaine » de notre continent. On s’interrogera aussi sur sa puissance et son rayonnement : sur quels piliers reposent-ils désormais ? Sans armée européenne et à l’heure du soft power, les atouts en matière d’économie, de sciences et de technologie, suffisent-ils ? Enfin, nous verrons comment ce continent qui nous semble parfois lointain nous touche au quotidien, dans les Vosges, dans le Grand Est et dans toute la France. L’aménagement de nos territoires ruraux et urbains, la façon de produire ce que nous mangeons, nos modes de déplacements, dépendent de choix européens et tendent parfois à devenir des problèmes d’échelle continentale. De plus, la pandémie de Covid a conduit les autorités de l’UE à investir le champ de la santé qui ne faisait pas partie de leurs prérogatives. Face à tant de changements, il est donc temps de remettre une fois de plus le métier à l’ouvrage, et de dire ce que nous voulons pour cette Europe qui, parce que nous en sommes citoyens, est aussi la nôtre.

 

Marion Tillous